La fête de l’Aïd El Kébir, communément appelée Tabaski, est devenue un véritable casse-tête pour les Sénégalais. Confrontés à la cherté du mouton du sacrifice, quasi-inaccessible pour la majorité des salariés et la totalité des smigards (personnes payés au Smig), les pères de familles sont livrés, pieds et poings liés, aux vendeurs par un Etat qui rechigne à réguler la filière ovine.
Au Sénégal, Tabaski rime avec excès à tous les niveaux. A côté de l’achat des habillements et autres babioles – une priorité pour la gente féminine-, la cherté du mouton du sacrifice, l’élément le plus important de la fête, est un casse-tête pour la majorité des Sénégalais qui tirent le diable par la queue. En ces temps de reprise économique post-pandémie exacerbée par le conflit russo-ukrainien et ses corollaires (flambée des prix, rareté des produits), les Téfankés (courtiers) et autres rabatteurs trustent le marché du bétail au grand dam des pauvres gorgorlous qui ne savent plus où donner de la tête. D’année en année, le prix du bélier ne fait que grimper alors que le pouvoir d’achat n’a pas bougé d’un pouce.
Surfant sur le désarroi des Sénégalais, ils (les vendeurs de moutons) cherchent à tirer profit au maximum de cette fête où toutes les folies semblent permises. De nos jours, il est quasiment impossible de trouver un mouton répondant aux standards musulmans à 100 000 francs CFA ou moins. Une situation inacceptable si l’on sait que le salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig) au Sénégal est de 63 000 francs CFA. Sur le terrain, le constat est amer au parking du Stade Léopold Sédar Senghor (et un peu partout au Sénégal) qui grouille sous les bêlements des moutons. L’odeur infecte des excréments des ovins ne repousse plus les chefs de familles sénégalais obnubilés par une seule chose : trouver un bon mouton à un prix abordable. Pour y arriver il faudra avoir les poches pleines et, plus important, savoir déjouer les coups de ‘’cornes’’ des vendeurs.
Attendue comme des messies par certains pères de familles, ‘’l’armée du salut’’ en provenance du Mali semble défendre sa propre cause. En effet, les éleveurs maliens, qui se sont installés au parking du stade Léopold Sédar Senghor, ont apparemment déjà tâté le pouls du marché et surfent sur la même vague que leurs compères sénégalais. Ibrahima Gaye, la quarantaine, l’a su à ses dépens. Il est 19 heures au parking de LSS, ce dimanche 3 juillet 2022. Les dernières lumières crépusculaires du soleil s’éclipsent dans le noir, réduisant les chances pour Ibrahima de trouver un mouton. A côté d’un enclos de fortune, le jeune père de famille bataille ferme avec les vendeurs. Le marchandage électrique ressemble à une plaidoirie avec d’interminables objections. Au finish, le ‘’deal’’ n’est pas trouvé entre les deux.
« Prêt Tabaski », quand les sénégalais s’endettent pour fêter l’Aïd
« C’est trop cher ! Il m’a dit que le plus petit mouton coûtait 175 000 francs CFA. Les catégories de moutons que j’achetais, il y a un an ou deux ans, à 150 000 francs CFA coûtent entre 200 000 et 250 000 francs CFA. C’est totalement inadmissible ! Le rapport qualité/prix n’y est pas du tout entre ce qu’on nous propose et la somme qu’on doit débourser pour l’avoir. À ce rythme la fête de Tabaski sera une affaire de riche », lâche-t-il ruminant sa colère.
En réalité, la Tabaski est réellement devenue une fête pour riches sous nos cieux. Pour faire face aux innombrables dépenses en période de Tabaski, dont la plus onéreuses est sans nul doute l’achat du bélier du sacrifice, nombreux sont les Sénégalais qui vont s’endetter pour sacrifier à ce rite religieux qui pourtant n’est pas une obligation pour ceux qui n’en ont pas les moyens. Mais il faut dire que c’est devenu une question d’honneur pour nombre de Sénégalais prêts à remuer ciel et terre.
Caissière dans une institution bancaire de la place, Fatou Binetou dévoile un secret bien gardé. « Beaucoup de Sénégalais font des prêts ‘’Tabaski’’ pour supporter les charges de la fête. Récemment des gens, qui ont déjà un prêt en cours, insistent pour avoir des prêts ‘’Tabaski’’ », confie-t-elle. La majorité d’entre eux le font pour avoir plus de marge de manœuvre aux foirails à bétails où les Téfankés dictent leur loi sous le regard un poil complice d’un Etat qui rechigne à réguler les prix dans ce secteur commercial pour avoir abandonné les éleveurs à leur propre sort. Un secteur hors du contrôle de l’Etat
Analysant cette dynamique haussière qui échappe à tout contrôle de l’Etat dont le rôle est de réguler le jeu commercial dans tous les secteurs de l’économie, trois universitaires sénégalais se sont penchés sur la problématique pour apporter des éléments de réponses, dans une étude publiée en février 2019 en cotutelle avec l’Université de Montréal (Canada). Dans leurs travaux, Marie Ndèye Gnilane Diouf (Docteur en sciences économiques à l’Ucad), Pierre Mendy (Professeur à la Faseg, Ucad) et Alassane Bah (Professeur à l’école supérieure polytechnique de Dakar) soulignent d’emblée que « la filière ovine occupe une place importante et joue un rôle socio-économique très important ».
« En 2014, poursuivent-ils, l’effectif des ovins est estimé à 6 294 000 têtes soit 38% du cheptel sénégalais (ANSD, 2018). La capitale Dakar représente le principal pôle de consommation et sa demande globale tire et oriente l’ensemble de la filière. Cependant, la région de Dakar n’a pas une vocation pastorale faute d’espace, mais néanmoins, la région est le principal centre de commercialisation et de consommation de moutons. La demande annuelle moyenne est estimée à 719 878 têtes ».
Ainsi à l’approche de la fête de la Tabaski, la demande en moutons est exceptionnellement forte et ne cesse d’augmenter d’année en année. Pour répondre à cette demande sans cesse croissante, remarquent les universitaires, « des flux de moutons proviennent d’une part de l’intérieur du pays notamment de la zone sylvo-pastorale (Dahra, Linguère), de la zone nord (Matam, Ndioum, Ourossogui, Galoya) et de la zone est (Missirah, Tamba, Kahone, Kaolack) et d’autre part de l’extérieur du pays à travers le Mali et la Mauritanie (457 643 de moutons de Tabaski importés en 2017, source Direction de l’élevage) ».
Ces transits pour approvisionner Dakar impliquent des charges supplémentaires et ont des répercussions sur les prix observés sur les marchés. A cela s’ajoutent des coûts de productions (aliments de bétails) très chers. A Dakar et sa périphérie, par exemple, les petits producteurs croulent sous les charges de production : le sac de foin coûte 6000 francs CFA, là où le sac d’aliments bétail communément appelé « ripasse » ou « mélange » s’est envolé et caracole à 15 000 francs CFA.
La vente sur pied préconisée par les consuméristes
Incapable d’influer sur les prix dans ces conditions, l’Etat invite les sénégalais à calibrer leurs besoins avec leur bourse. En des termes on ne peut plus clairs, le ministre de l’élevage Aly Saleh Diop remixe la vieille rengaine : « Il faut considérer l’élevage comme un secteur économique de plein exercice sur lequel nous attendons des points de croissance. Pour y arriver, il faut que les gens qui y sont, soient motivés pour y rester. En voulant acheter un produit, le consommateur va dans la boutique qui correspond à sa bourse. Pourquoi l’accepter pour des produits dits modernes et ne pas l’accepter pour des produits d’élevages parce que ce sont des produits ruraux ? Il faut qu’on change de paradigme pour revaloriser la filière ».
Pour leur part, les associations de défense des consommateurs militent pour une approche beaucoup plus équitable qui puisse prendre en compte aussi bien les intérêts des vendeurs que ceux des acheteurs. Il s’agit de la vente des moutons de Tabaski au kilogramme sur pied. L’ancien député, Cheikhou Oumar Sy a été le premier à esquisser la solution. Dans un post sur sa page Facebook à la veille de la Tabaski 2020, il écrit : « Aux États-Unis nous achetions le mouton le plus cher à 200 dollars soit 120.000 F CFA. On pèse le mouton et on paye selon le poids et non la race. Ladoum, madoum, sadoum, à la fin de la journée il finit dans la marmite. Notre pays est marqué par l’excès dans toute chose ».
Un avis que partage le Président de l’Association des consommateurs du Sénégal (ASCOSEN), Momar Ndao qui milite, lui-aussi, pour la vente du mouton sur pied. « Nous pensons que l’Etat doit trouver une formule qui permet de vendre le mouton au pied. C’est faisable. Nous pensons que les moutons doivent être vendus sur pied, avec des bascules au niveau des points de vente. Dans tous les pays organisés, le bétail est vendu sur pieds », avait-il soutenu. Comme c’est le cas, par exemple, au Maroc où le Kg sur pied tourne autour de 50 Dirham. Le mouton de 40 kg y coûte 2000 Dirham soit 126?271 francs CFA. Une solution qui, en plus de garantir un bon rapport qualité/prix, coupe également court aux interminables marchandages.
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